À l’occasion du colloque international intitulé « Cartographies littéraires : lecture géocritique du roman africain francophone », organisé par l’Université Akli Mohand Oulhadj de Bouira, l’invité d’honneur, le professeur Benaouda Lebdai, a livré une intervention vibrante, humaine et intellectuellement stimulante autour de la figure de Frantz Fanon.
Ainsi, en préambule au lancement de son prochain ouvrage — annoncé pour le printemps 2026 — le Pr Lebdai a revisité le parcours géographique, idéologique et intellectuel de Fanon, à travers une lecture géocritique de son œuvre et de sa vie.
Frantz Fanon : une vie en territoire(s)
En effet, dans une narration à la fois rigoureuse et chargée d’émotion, le Pr Lebdai est revenu sur les derniers jours de Fanon, atteint de leucémie. Trop affaibli pour écrire lui-même, il dicta son ultime ouvrage — Les Damnés de la Terre — à sa secrétaire, témoignage poignant de l’urgence de transmettre sa pensée jusqu’au bout. Envoyé d’abord à Moscou par le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), Fanon fut ensuite transféré aux États-Unis, où il s’éteint en 1961 dans un hôpital près de Washington, à seulement 36 ans, entouré de son épouse Josie Fanon et de son fils Olivier.
Mais Fanon, ce n’est pas seulement une fin tragique. C’est surtout un parcours d’engagements incarnés, une pensée en mouvement façonnée par ses territoires de vie : la Martinique de sa jeunesse, la France de ses études, l’Algérie de sa lutte révolutionnaire, la Tunisie de son exil politique et les capitales africaines de son combat diplomatique.
La géocritique au cœur de la pensée fanonienne
Inscrivant Fanon dans la perspective géocritique au cœur du colloque, le professeur Lebdai a rappelé que l’espace, s’il n’est pas au centre explicite des écrits de Fanon, est pourtant essentiel pour comprendre la construction de sa pensée. « Il ne décrit pas les paysages, sauf peut-être Alger, lorsqu’il évoque la séparation entre quartier européen et quartier arabe. Chez lui, ce n’est pas l’espace qui compte, c’est l’être humain en situation d’infériorité. »
La géocritique, telle que définie par Bertrand Westphal, permet de relire l’impact des espaces sur l’homme, mais aussi l’impact inverse : l’homme qui modifie les territoires par ses actes et ses idées. Fanon, explique Lebdai, a transformé symboliquement des lieux comme l’hôpital de Blida-Joinville, Tunis, ou encore les espaces diplomatiques africains, devenus des foyers d’un anticolonialisme actif, radical, profondément humaniste.
Un intellectuel mondial aux racines algériennes
Avec force, Lebdai affirme que « l’Algérie a fait Fanon ». Il conteste certaines biographies qui prétendent que le GPRA aurait été hostile à Fanon en raison de sa couleur de peau. Pour lui, c’est faux : l’accueil des dirigeants algériens, de Krim Belkacem à Abane Ramdane, fut celui d’alliés dans une lutte commune.
Mieux encore, Fanon, bien que non-Algérien d’origine, est devenu un acteur central de la Révolution, et son “algérianité” est au cœur de la biographie que prépare actuellement le professeur.Ce futur ouvrage entend mettre en lumière l’« algérianité littéraire et politique » de Fanon, en s’appuyant sur des références locales, des archives inédites, et une perspective décentrée par rapport aux discours traditionnels souvent francocentrés.
Un héritage global, un territoire idéologique
Fanon, rappelle Lebdai, n’a pas seulement marqué l’Algérie. Son influence s’est propagée dans le monde entier : chez les Black Panthers aux États-Unis, chez Angela Davis, Stokely Carmichael, Malcolm X, mais aussi chez Amílcar Cabral, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Kwame Nkrumah, Sékou Touré, Modibo Keïta et Steve Biko. Même Nelson et Winnie Mandela ont été marqués par son œuvre.
Ses écrits, politiques et littéraires, s’inscrivent pleinement dans ce que Édouard Glissant appelait « l’espace du Tout-Monde » : un espace transnational, multiculturel, traversé par les luttes, les rêves et les mots de ceux qui refusent l’oppression. À l’instar d’un Edward Saïd, « fanonien convaincu pour la Palestine », Fanon a transmis une nouvelle langue aux opprimés du monde entier, un langage de libération, de dignité et de résistance.
Un moment fort d’un colloque prometteur
Par son propos, le Pr Lebdai a donné le ton du colloque : une réflexion exigeante, enracinée dans l’histoire mais résolument tournée vers l’avenir. Ce colloque, organisé par le département de lettres et langue française de l’Université de Bouira, ambitionne de revisiter les romans africains francophones à travers le prisme fécond de la géocritique, et Fanon, par son parcours unique, en constitue une figure phare. Entre mémoire, territoire et pensée, l’héritage de Fanon continue de cartographier les consciences.