Réussir le pari d’intégrer l’université algérienne au monde souvent impitoyable des entreprises, est aussi périlleux que l’envol d’Icare.
Depuis plus de trois décennies, les différents ministres qui se sont succédés à la tête du département de l’Enseignement supérieur, ont tous évoqué cet objectif aussi ambitieux que stratégique, sans pour autant parvenir à le concrétiser.
Tous, sans exception, se sont heurtés à un écueil de taille : Un «dialogue de sourds» entre une Université «recroquevillée» sur elle même, produisant «à la chaîne» des diplômés dans tout et son contraire, d’une part, et de l’autre, des entreprises obnubilées par le profit et les chiffres de productivité, tout en négligeant un point essentiel : investir dans la ressource humaine et sa formation.
Ainsi, partant de ce constat peu reluisant et afin d’établir un partenariat actif, effectif et équilibré entre les universités et entreprises, une table ronde intitulée ‘’Tirer parti du rôle des universités pour des modèles commerciaux réussis, de la théorie à la pratique ’’, a été organisée à l’Université de Chlef – à l’occasion de la troisième Conférence National des Sciences et Génie des Matériaux.
À cette occasion, des experts académiques et des acteurs économiques ont partagé visions, freins et propositions pour renforcer ce lien encore fragile.
Des « chartes » et des paradigmes à établir
En effet et dans le but d’amorcer les échanges, Pr. Abdelkader Hocine, fort de son expérience d’ancien Recteur de l’Université de Chlef, a posé les bases d’une réflexion structurante. Il a rappelé que toute coopération durable entre universités et entreprises ne peut reposer sur la bonne volonté seule, mais nécessite la mise en place d’un mécanisme rigoureux et pérenne. Ce mécanisme, selon lui, doit s’articuler autour de chartes d’engagement mutuel, d’une gouvernance partagée, et d’un pilotage opérationnel clair, intégrant des indicateurs de suivi et d’évaluation.
Au-delà des actions ponctuelles, souvent portées par des individus plutôt que par des institutions, il a plaidé pour une vision politique globale et structurée, capable de faire du partenariat université-entreprise un axe stratégique du développement régional.
À ses yeux, il s’agit d’ancrer ces collaborations dans les politiques publiques à long terme, avec des moyens humains, financiers et juridiques adaptés. Il a également souligné l’importance de territorialiser les initiatives, en tenant compte des spécificités économiques, sociales et culturelles de chaque région, pour que les universités deviennent des moteurs de transformation au service de leur environnement immédiat.
Un dialogue inaudible dans les deux sens!
Dans la continuité, M. Belghit Salim, cadre à l’ENTP/Sonatrach, a mis en lumière un défi central : celui de l’écart culturel et linguistique qui sépare encore trop souvent les universités et les entreprises. « Il faut que les universités parlent la langue de l’entreprise », a-t-il affirmé avec insistance, soulignant que le monde académique peine parfois à se rendre lisible et compréhensible pour les acteurs économiques. Selon le même intervenant, cette difficulté de communication ne tient pas uniquement à des différences de terminologie, mais renvoie à des logiques de fonctionnement distinctes, voire à des visions divergentes de l’innovation et de la performance.
Pour pallier ce fossé, il a plaidé pour la mise en place de mécanismes de médiation et de coordination, tels que des cellules mixtes de liaison, des comités sectoriels permanents, ou encore des interfaces université-entreprise capables de traduire les attentes, d’identifier les opportunités, et de faire émerger des projets partagés. Il a également mis en avant le rôle stratégique des séminaires, conférences et journées scientifiques, non pas comme de simples vitrines académiques, mais comme de véritables catalyseurs d’échange et de croisement d’expertises. Organisés intelligemment, ces événements permettent selon lui de créer des passerelles entre chercheurs, ingénieurs, chefs d’entreprise et étudiants, tout en favorisant une culture commune du dialogue et de la co-construction.
La formation : Un «nœud gordien» à trancher
De son côté, Pr. Zennir Youcef, directeur de l’Institut des Sciences et Techniques Appliquées à Skikda, a recentré le débat sur un point essentiel : la formation des étudiants, qu’il juge encore trop théorique et déconnectée des réalités industrielles. Il a souligné que, malgré les efforts déployés, les dispositifs actuels de stage et de mise en situation professionnelle restent souvent trop courts et insuffisamment structurés. « Des formations limitées à sept ou quinze jours ne permettent ni une immersion réelle ni une compréhension des enjeux de l’entreprise », a-t-il déploré.
Pour y remédier, il a plaidé en faveur d’un nouveau modèle pédagogique, plus souple et plus intégré, dans lequel les entreprises participeraient à la co-construction des programmes, des contenus et même des modalités d’évaluation. Selon lui, ce changement est nécessaire pour permettre aux étudiants de développer des compétences directement mobilisables sur le terrain, tout en renforçant leur employabilité.
En outre, Zennir Youcef a mis en lumière le rôle moteur que peuvent jouer les startups dans ce processus de transformation. Agissant comme des ponts entre la recherche universitaire et le monde de l’innovation technologique, elles permettent selon lui d’ancrer les projets dans des dynamiques économiques concrètes. Il a également insisté sur l’importance du soutien des ministères concernés, notamment en termes de financement, de réglementation et d’incitations à la collaboration. Pour lui, l’État doit jouer un rôle d’accélérateur, en créant un cadre propice à ces synergies entre savoir et savoir-faire.
De l’enthousiasme au désenchantement…
À son tour, M. Djebra Hocine, directeur des laboratoires de métrologie à l’IRMA, a apporté un regard lucide sur les obstacles structurels qui freinent la coopération entre les universités et le secteur industriel.
Selon lui, si l’on veut construire une relation gagnant-gagnant, il est impératif de dépasser les approches purement techniques pour intégrer des dimensions souvent négligées, telles que la qualité des relations humaines, la connaissance mutuelle des cadres juridiques et la capacité à dialoguer au-delà des cloisonnements institutionnels. Il a notamment regretté l’absence d’une culture de la coopération continue, où chaque partie saurait ce qu’elle peut apporter à l’autre. Trop souvent, a-t-il noté, les projets naissent dans l’enthousiasme mais s’éteignent faute de suivi, de relais ou d’ancrage organisationnel.
En guise de solution, il a proposé de mettre en place des structures dédiées au dialogue permanent, telles que des cellules d’écoute, des observatoires de l’innovation partagée ou encore des comités de transfert technologique, capables d’identifier les besoins industriels réels et de les traduire en propositions concrètes vers les universitaires.
Plus encore, il a plaidé pour une formalisation des attentes mutuelles à travers des conventions spécifiques, des appels à projets conjoints et des outils numériques partagés. En somme, Djebra Hocine a appelé à instaurer une écologie de la coopération, où l’on valorise les complémentarités, où l’on professionnalise les relations, et où l’on cultive une confiance réciproque capable de soutenir les projets dans la durée.
Industrie : L’ubuesque paradoxe !
Dans le prolongement des interventions précédentes, Dr. Zedairia Merouane, chef d’équipe de recherche au centre de recherche d’Adrar, a soulevé un paradoxe récurrent : alors que les centres de recherche et les universités algériennes produisent des résultats prometteurs, voire des innovations de rupture, ces avancées peinent à franchir les portes de l’industrie. Il a insisté sur la nécessité de repenser les passerelles entre la recherche scientifique et le tissu productif, souvent encore trop cloisonnés.
Selon lui, l’adoption industrielle des résultats académiques repose sur trois conditions clés : une présentation claire des bénéfices concrets pour les entreprises, une preuve de faisabilité technique et économique, et un accompagnement adapté à la phase de transfert. Trop souvent, les innovations restent confinées à des rapports ou à des prototypes sans débouché commercial, faute d’interlocuteurs industriels identifiés ou de dispositifs d’incitation à l’adoption.
Ensuite , M.Zedairia, a souligné l’importance d’ancrer la recherche dans les problématiques d’actualité. Pour lui, une recherche utile est une recherche qui répond à des défis concrets, qu’ils soient environnementaux, énergétiques, numériques ou sociaux. En orientant les thématiques de recherche vers ces enjeux stratégiques, les universités peuvent non seulement gagner en visibilité, mais aussi attirer l’attention des industriels, désireux de s’associer à des projets à forte valeur ajoutée. Il a conclu en appelant à une meilleure valorisation des travaux de recherche, via des canaux de diffusion adaptés et des plateformes collaboratives accessibles aux acteurs économiques.
Au-delà des conventions et protocoles…
Du côté des chefs de projet, M. Khaled Azouz et M. Tariq Maref, tous deux issus de l’IRMA, ont exprimé une volonté claire d’approfondir les partenariats entre l’université et les institutions de recherche d’une part, et le secteur industriel d’autre part. Ils ont souligné que ces collaborations, pour être efficaces, doivent aller bien au-delà des conventions générales : elles doivent s’appuyer sur des attentes concrètes, des résultats mesurables et une intégration progressive dans les processus de formation et d’innovation.
Les deux intervenants ont appelé à bâtir une culture de la coopération continue, basée sur l’échange d’expertises, le respect des engagements mutuels et la reconnaissance réciproque des apports. Une telle démarche, selon eux, ne peut qu’accroître l’impact socio-économique de la recherche et consolider la place de l’université comme acteur-clé du développement national.
Laboratoires de recherche : le «chaînon» négligé!
Prenant la parole avec le recul de son expérience en tant qu’ex vice-recteur chargé de la pédagogie à l’Université de Souk Ahras, Pr. Guedri Abdelmoumen – directeur de laboratoire actuellement – a mis l’accent sur un maillon souvent sous-exploité mais pourtant stratégique : les laboratoires de recherche. Pour lui, toute politique sérieuse de partenariat entre l’université et le monde économique doit passer par une implication active, structurée et valorisée des unités de recherche dans le processus de co-construction avec les entreprises.
Il a rappelé que les laboratoires disposent non seulement d’un potentiel scientifique considérable, mais aussi de ressources humaines hautement qualifiées – enseignants-chercheurs, doctorants, ingénieurs – qui peuvent constituer une force de proposition technique et méthodologique pour résoudre des problématiques industrielles concrètes.
Cependant, ce potentiel reste trop souvent sous-exploité, faute de coordination, de visibilité, ou d’ancrage institutionnel clair.
Pour renforcer cette dynamique, Guedri Abdelmoumen a proposé plusieurs pistes : encourager la co-élaboration de projets de recherche appliquée, créer des incubateurs de collaboration au sein même des universités, et intégrer systématiquement les partenaires économiques dans les comités scientifiques ou pédagogiques. Il a également insisté sur l’importance de la flexibilité administrative, afin que les structures universitaires puissent s’adapter aux temporalités et aux contraintes du monde de l’entreprise.
L’UFC, un «trait d’union» à renforcer
De son côté, Pr. Haron Abdelmajid, directeur régional Ouest de l’Université de la formation continue (UFC), a tenu à rappeler le rôle central que joue son institution dans le rapprochement entre le monde académique et les dynamiques socio-économiques.
À la croisée de l’université classique et de l’entreprise, l’UFC s’impose, selon lui, comme un acteur-passerelle, capable de répondre aussi bien aux besoins de montée en compétence des professionnels qu’aux impératifs de professionnalisation des formations universitaires.
Il a souligné que l’UFC dispose d’une souplesse organisationnelle qui lui permet de s’adapter rapidement aux exigences du marché du travail, en mettant en place des modules ciblés, des cursus sur-mesure et des formations qualifiantes co-construites avec les entreprises.
Cette réactivité, selon Haron Abdelmajid, constitue un atout stratégique pour combler le fossé souvent décrié entre formation académique et attentes des employeurs.
Dans la continuité, il a proposé de renforcer les mécanismes d’interaction entre les universités traditionnelles, l’UFC et les acteurs économiques, en instaurant des commissions mixtes d’évaluation des besoins, en développant des formations en alternance, et en favorisant le recyclage régulier des compétences des enseignants. Pour lui, l’objectif est clair : construire une formation tout au long de la vie qui ne soit pas uniquement académique, mais aussi ancrée dans les réalités productives du pays.
Des entreprises posent leurs «préalables»
Le Pr. Fares Chahinez, doyenne de la Faculté de Technologie à Chlef, a insisté sur son rôle d’intermédiaire, veillant à la fluidité des liens entre les enseignants, les chercheurs et les opérateurs économiques. Cette volonté de proximité a trouvé un écho particulièrement fort chez les représentants des entreprises locales – M. Ben Tayeb Mohamed (Société des Ciments et Dérivés GICA à Chlef), M. Maqdour Chamseddine (Divindus Ceramit) et M. Makhlouf Bou Abdallah (Wellmax) – qui ont exprimé leur disponibilité à collaborer avec le monde universitaire. Toutefois, ils ont également insisté sur les conditions indispensables à la réussite de tels partenariats. Selon eux, toute coopération doit être fondée sur des engagements clairs, avec des objectifs définis dès le départ et une méthodologie partagée. Il ne s’agit pas, ont-ils souligné, d’établir des relations symboliques ou protocolaires, mais de construire des projets concrets, porteurs de valeur pour les deux parties.
Dans le prolongement, ils ont insisté sur la nécessité d’une écoute active de la part des universités, afin de mieux comprendre les besoins spécifiques du tissu industriel local, souvent confronté à des problématiques techniques urgentes. La flexibilité, la réactivité, mais aussi la capacité des institutions académiques à s’adapter aux réalités économiques ont été identifiées comme des critères déterminants.
Ces représentants ont également exprimé leur volonté de contribuer, à leur mesure, à la formation des étudiants et à l’accueil de stagiaires, dans un esprit de co-construction et de transmission. En somme, une dynamique prometteuse se dessine, à condition que la confiance mutuelle s’enracine dans des initiatives tangibles et bien coordonnées.
Enfin, la table ronde organisée a mis en lumière un besoin pressant : repenser en profondeur les relations entre l’université et l’entreprise. Tous les experts réunis – enseignants-chercheurs, industriels, responsables institutionnels – s’accordent sur un point : la coopération actuelle reste trop timide, trop informelle, et surtout peu pérenne.
La balle est dans le camp des autorités!
Pour y remédier, plusieurs pistes concrètes ont été avancées. D’abord, structurer cette relation à travers des chartes d’engagement, des comités mixtes ou encore des cellules d’écoute chargées de faciliter le dialogue et de suivre les projets sur la durée.
Ensuite, renforcer l’implication des entreprises dans la formation, en les associant à la définition des programmes, à l’évaluation des compétences et à l’encadrement des stages, notamment via l’Université de la Formation Continue. Enfin, valoriser les initiatives de recherche appliquée, en s’appuyant sur les laboratoires, les centres technologiques et les startups, dans une logique de mise en réseau et de co-développement. Ces propositions tracent les contours d’un nouveau pacte université-entreprise, fondé sur la confiance, la complémentarité et l’ambition partagée de répondre aux défis du développement national. La balle est désormais dans le camp des pouvoirs publics.
Halte aux «vœux pieux», place à l’action!
À l’issue de cette table ronde riche en échanges et en réflexions, Dr. Boulanouar Rym, qui a assuré la modération des débats, dresse un constat sans équivoque : le rapprochement entre l’université et l’entreprise n’est plus un luxe, mais une nécessité stratégique. Les intervenants, venus d’horizons variés, ont su poser un diagnostic lucide et, surtout, proposer des solutions concrètes. Leur engagement, marqué tant par la critique constructive que par une réelle volonté d’agir, ouvre la voie à une collaboration plus structurée, plus ambitieuse et durable.
Loin des discours protocolaires, cette rencontre a montré que le dialogue entre les mondes académique et économique peut déboucher sur des passerelles solides — à condition de miser sur l’écoute, la confiance et la co-construction. Selon elle, cette session ne doit pas rester lettre morte, mais devenir le point de départ d’une dynamique nationale, fondée sur des engagements mutuels et une vision partagée de l’innovation et du développement.